jeudi 15 janvier 2015

"84, Charing Cross Road" : la déclaration d'amour livresque d'Helene Hanff

Si vous vouez un amour vrai aux livres, "84, Charing Cross Road" ne peut pas vous laisser indifférent. C'est une véritable déclaration d'amour ! L'auteure, Helene Hanff qui vit à New-York adresse, en 1949, une première lettre à Frank Doel, libraire en livres rares, installée à Londres. Elle lui demande sans cesse de dégoter des éditions perdues, des traductions improbables ou même des ouvrages qu'elle pourrait trouver à deux pas de chez elle... Qu'importe ! Cette relation commerciale débutée ne s'arrêtera plus. Leur correspondance va perdurer jusqu'en 1969 et prendre peu a peu la forme d'une intimité intellectuelle.

Vingt années de correspondance ! Mais ça doit être indigeste et soporifique, direz-vous. Tout faut ! Ce livre pourrait, en effet, tourner au drame voire au carnage tant l'exercice est difficile sur la durée. Et puis, n'est pas Madame de Sévigné qui veut... Mais Helene Hanff a un talent unique d'épistolière... et ça change tout ! Alors, ces vingt années de lettres échangées passent comme une lettre à la Poste !

Ce n'est pas pour rien que "84, Charing Cross Road" est un livre culte ! Outre le charme désuet des années 50 et 60 qui transpire, c'est un fabuleux voyage dans la littérature anglaise. Une occasion unique de redécouvrir Izaak Walton, John Henry Newman, Samuel Pepys, John Donne, Jane Austen, Georges Bernard Shaw... Oui, vous avez raison, Helene est une lectrice exigeante !

Helene Hanff est passionnée et insatiable. A propos d'une édition originale de "L'Idée d'université" de Newman, elle écrit : "Oui, je la veux. Je ne pourrai plus me regarder dans une glace. Je ne me suis jamais intéressée aux éditions originales en tant que telles, mais une édition originale de CE livre-là ! Bon sang ! Je le vois déjà". (page 28)
Edition Livre de Poche n°15575


Elle taquine et houspille toujours l'ami-libraire. "Vous me donnez le tournis à m'expédier Leigh Hunt et la Vulgate comme ça, à la vitesse du son ! Vous ne vous êtes probablement pas rendu compte, mais ça fait à peine plus de deux ans que je vous les ai commandés. Si vous continuez à ce rythme-là vous allez attraper une crise cardiaque". (page 58)

Elle est d'une redoutable drôlerie.  "J'espère que vous et Nora avez passé de bonnes vacances. J'ai passé les miennes à Central Park, mon cher petit dentiste, Joey, m'avait accordé un mois de vacances (il était parti en voyage de noces - c'est moi qui ai financé le voyage de noces !). Vous ai-je raconté qu'au printemps dernier il m'a dit qu'il me fallait faire couronner toutes mes dents ou sinon les arracher toutes ? J'ai décidé de les faire couronner parce que j'ai pris l'habitude d'avoir des dents. Seulement ça coûte une somme astronomique. Elisabeth devra donc se passer de moi pour monter sur le trône. Pour les deux ou trois années à venir, les seules couronnes que je verrai seront celles de mes dents". (page 84)


Au fil du temps, va se nouer une amitié, non seulement avec Frank Doel, mais aussi avec tout le personnel de "Marks and Co, libraires". Suite aux nombreux colis de nourriture envoyés durant la période de rationnement, les libraires offriront à Helene un livre rare accompagné d'une dédicace. Celle-ci leur répondra, "J'aurais préféré que vous écriviez la dédicace sur la page de garde et pas sur un bristol par excès de politesse. Mais le libraire a parlé en vous tous : vous avez craint de faire perdre de sa valeur au livre. Cela lui en aurait fait gagner aux yeux de son actuelle propriétaire (et peut-être d'un propriétaire futur. J'adore les dédicaces sur les pages de garde et les notes dans les marges, j'aime ce sentiment de camaraderie qu'on éprouve à tourner les pages que quelqu'un d'autre a déjà tournées, à lire les passages sur lesquels quelqu'un, disparu depuis longtemps, attire mon attention. (page 47)

Helene projette à maintes reprises un voyage à Londres, sans cesse repoussé faute de moyens. La fille d'une amie visite la librairie lors d'un passage dans la capitale et lui en dresse la description :

"C'est la plus ravissante des vieilles boutiques, sortie tout droit de Dickens, tu en serais folle. Il y a des éventaires à l'extérieur, je me suis arrêtée et j'ai feuilleté quelques trucs juste pour avoir l'air d'un amateur de livre avant d'entrer. A l'intérieur, il fait sombre, on sent la boutique avant de la voir et c'est une bonne odeur mais pas facile à décrire - un mélange de renfermé, de poussière et de vieux, de boiseries et de parquet... Il y a des kilomètres de rayonnages. Du plancher au plafond. Ils sont très vieux et presque gris, comme du vieux chêne qui a absorbé tellement de poussière avec les années qu'il n'a plus sa couleur naturelle." (page  50)
Photo: National Library of Australia, Alec Bolton 1969


Petite Bibliothèque Payot n°510

Helene Hanff rêve de la Grande-Bretagne, "Ecrivez-moi je vous en prie, et parlez-moi de Londres, je rêve du jour où je descendrai du train-paquebot et où je poserai le pied sur ses trottoirs crasseux... Un journaliste que je connais, qui était en garnison à Londres pendant la guerre, dit que les touristes viennent en Angleterre avec des idées préconçues, si bien qu'ils trouvent exactement ce qu'ils sont venus chercher. Je lui ai dit que j'aimerais aller à la recherche de l'Angleterre de la littérature anglaise et il m'a répondu : "Elle y est bien". (page 24)

"Après toute une vie d'attente" et grâce au succès de la sortie de son livre en Angleterre, en juin 1971, Helene traverse (enfin) l'Atlantique ! Enchantée et émerveillée par ce pays auquel elle rêve depuis si longtemps, elle doit, devant le 84, Charing Cross Road, admettre douloureusement qu'elle a manqué pourtant le plus important de ses rendez-vous : l'ami-libraire Frank Doel est mort et la librairie Marks and Co. est fermée pour toujours...

Elle racontera son voyage dans "La duchesse de Bloomsbury Street".

J'attends le printemps et promis, je me mets aussi sérieusement au ménage...

"Je fais le ménage de mes livres chaque printemps et je jette ceux que je ne relirai jamais, comme je jette les vieux vêtements que je ne remettrai jamais. Ca choque tout le monde. Mes amis sont soigneux avec les livres. Ils lisent tous les best-sellers, ils les parcourent le plus vite possible, en en sautant beaucoup de passages, je crois. Et comme ils ne les relisent JAMAIS, un an après ils ne se rappellent plus un traître mot. Cependant ils sont profondément choqués de me voir jeter un livre à la corbeille ou le donner à quelqu'un." (page 83)

Helene Hanff est si attachante et extravagante tout en étant généreuse et attentive aux autres qu'il est difficile de se séparer d'elle. La longueur de ce billet en est la preuve...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire