samedi 31 janvier 2015

"Fabergé de la cour du tsar à l'exil", de la naissance à la fin d'une dynastie incroyable

J'aime l'Histoire, j'aime découvrir des personnalités atypiques, j'aime les artistes... Je cherche, je fouine, j'investigue et je trouve plusieurs ouvrages dédiés au bijoutier et joaillier Carl Fabergé. Le premier qui a mes faveurs est intitulé "Fabergé de la cour du tsar à l'exil" de Caroline Charron, paru aux Editions Complicités. En se fiant uniquement au titre, ce livre a tout pour me plaire. Ce fut le cas !

Il ne s'agit pas seulement d'une biographie, très sérieusement documentée, sur Carl Fabergé mais c'est aussi et surtout la folle épopée d'une époque. Celle où les artistes, à l'instar des Compagnons du tour de France, faisaient le tour d'Europe pour apprendre et acquérir les meilleures techniques de leur art. "Fabergé de la cour du tsar à l'exil" retrace le destin inouï de cette illustre famille qui a tant contribué à la création de l'orfèvrerie et de la bijouterie.
La chronologie sert de trame à ce livre qui mêle la petite histoire (celle de trois générations de Fabergé) à la grande Histoire (les destins tragiques des derniers tsars de Russie, la montée des révolutionnaires, la première Guerre Mondiale, la fin de l'autocratie et la révolution).

Protestants, les Fabergé quittent  la France pour échapper à la barbarie. Ils se réfugient en Allemagne puis décident de fonder leur prometteuse entreprise à Saint-Petersbourg.

Le génie créatif de Carl Fabergé ne se limite pas à ses célèbre oeufs. Cependant, ils lui ont permis d'atteindre une notoriété hors des frontières de l'Empire. "Il faut trouver quelque chose de plus original pour la tsarine, lança Carl en regardant Agathon par dessous sa tasse de thé brûlant. Lorsque que j'étais à Paris, j'ai vu ces oeufs sublimes, contenant une surprise... Louis XV et Louis XVI en offraient pour Pâques. Ca m'a rappelé celui qui est à Dresde, au musée Grünes Gewölbe, tu t'en souviens ?" (page 113)

Fabergé est un artiste avant d'être un commerçant. A un journaliste qui l'interroge sur ses concurrents, Carl donne cette réponse qui illustre bien son état d'esprit :
Livre paru aux Editions Complicités

"Si on veut comparer mon travail à celui de maisons comme Tiffany, Boucheron ou Cartier, on trouvera certainement beaucoup plus d'objets précieux chez elles... Elles peuvent certainement proposer un collier à 1,5 million de roubles. Mais ce sont plus des gens de commerce que des artistes bijoutiers. Un objet de valeur ne m'intéresse pas si son prix réside seulement dans l'abondance de perles et de diamants." (page 145)

Portrait de Peter Carl Fabergé

Patron humaniste et attentif, il n'échappera pourtant pas à la folie bolchevique qui s'emparera de toute la Russie, tuant et pillant tout sur son passage.

"Les réunions politiques m'ennuient. Je préfère écouter mes ouvriers sur des questions concrètes auxquelles je peux répondre.
Les ateliers Fabergé qui comptaient plus de deux cents personnes jouissaient d'une extraordinaire paix sociale. Carl Fabergé n'avait pas attendu les revendications de la rue pour accorder ce qu'il estimait être des conditions de travail décentes à ses employés. Si ces derniers travaillent parfois plus de dix heures par jour en période chargée, les heures supplémentaires leur étaient toujours payées, et ils bénéficiaient en outre de salaires au-dessus de la moyenne. Paternaliste, Carl s'occupait également de l'éducation des jeunes, de la santé et de la retraite des anciens qu'il gardait aussi longtemps qu'ils le souhaitaient. La fidélité et l'expérience avaient toujours été valorisées chez Fabergé, et des démissions étaient très rares." (page 164)

La fin n'en sera pas moins impitoyable et cruelle...
"La maison Fabergé n'existe plus ! J'ai dû signer leurs documents, nationalisant l'entreprise fondée par mon père il y a soixante-treize ans". (page 274)

Une fois de plus les Fabergé devront fuir pour survivre. Fuir la Russie qui aura été leur terre d'accueil durant des décennies. Ruinée, meurtrie et disloquée, la famille Fabergé parcourra l'Europe en quête d'un nouvel asile.

Caroline Charron a su savamment équilibrer son récit entre "histoire vraie" et "roman". D'ailleurs, elle précise, en préambule, les noms des personnages avec lesquels elle a pris quelque liberté. Si vous aimez les personnages brillants, les trajectoires cassées, les Arts et la Russie, vous adorerez, comme moi, "Fabergé de la cour du tsar à l'exil".

Pour parfaire vos connaissances sur Fabergé
LE livre référence de l'oeuvre de Fabergé.


Caroline Charron mentionne dans les sources de son livre un ouvrage extraordinaire qui retrace de manière exhaustive toutes les pièces, les designers, les fournisseurs, les clients... de la maison Fabergé. "A comprehensive reference book", paru aux éditions Slatkine, est LE livre référence incontournable.
Livre exclusivement en anglais.


Eh, oui tout ça pour ça...
Dans le Saint-Petersbourg du XXIème siècle, l'argent et la propriété ne sont plus ennemis... Ils font même très bon ménage. Les aristocrates sont morts, leurs palais sont aujourd'hui occupés par de puissants et richissimes oligarques. Si vous avez le bonheur de vous balader le long du canal Fontanka, non loin de l'Ermitage et du café Singer, vous découvrirez le palais Chouvalov qui est devenu le Fabergé Museum. Entièrement rénové, c'est un lieu fastueux croulant sous le marbre et les dorures. Cet écrin, ouvert aux visiteurs, accueille la collection de 1 500 pièces signées Fabergé, appartenant à Viktor Vekselberg.

Musée Fabergé ouvert en juin 2014 à Saint-Petersbourg.

jeudi 22 janvier 2015

C'est le moment de lire "Esprit d'hiver" de Laura Kasischke. Brrrrr, brrrrr, gla, bla !

Un temps à rester chez soi bien au chaud. Un temps à dévorer un polar qui vous fait froid dans le dos. Jetez-vous avidement sur "Esprit d'hiver" de Laura Kasischke vous ne serez pas déçu. "Esprit d'hiver", premier polar que je découvre de cette auteure, remplit parfaitement la triple mission d'être un livre bien écrit, avec une intrigue bien ficelée et une fin qui vous laisse bouche bée. Pas mal, non ?

Le réveillon se prépare chez Holly et Eric, un couple ordinaire d'américains moyens. Tout est apparemment très banal. Eric part à l'aéroport accueillir ses parents. Holly reste à la maison en compagnie de sa fille Tatiana. Mais étrangement ce matin tout va mal. Holly se réveille très en retard. Tatiana est d'une humeur irascible. Le déjeuner de Noël ne sera jamais prêt à temps. Le blizzard se lève et s'installe dangereusement sur la région. C'est dans cette atmosphère pesante et inquiétante à la fois que les souvenirs d'Holly remontent à la surface... L'atavisme familial qui condamne les femmes de sa famille à mourir jeunes. La longue thérapie pour vivre avec ses démons. La passion pour l'écriture et la poésie. L'adoption en Sibérie, 13 ans plus tôt, de sa fille chérie. Des réminiscences vont émerger de plus en plus fortes et claires. Elle s'interroge, persuadée que "Quelque chose les aurait suivis depuis la Russie jusque chez eux ?"

"Il y a autre chose ? avait demandé Eric à Anya, en cette journée de printemps de Sibérie avant qu'ils ne passent la porte de l'orphelinat Pokrovka n°2 pour retourner chez eux avec leur superbe fille. Nous avons juste besoin d'être informés afin de savoir ce dont elle aura besoin. A l'avenir. Vous voyez. Etes-vous au courant d'une quelconque maladie dans l'histoire familiale ? 
Edition Le Livre de Poche n° 33505


Eric et Holly avait remarqué le regard dur qu'une des infirmières avait adressé à Anya quand cette dernière avait répondu dans son anglais énigmatique et étrangement poétique : "La soeur, oui, née pour mourir. Même maladie que la mère." (page 246)

Pas question de vous gâcher l'intrigue en vous en disant plus ! Je peux juste vous confier que la chute est à la fois surprenante et émouvante.

Comme je vous le disais en préambule, "Esprit d'hiver" est un aussi thriller bien écrit. Laura Kasischke cite, entre autres, le poète Hongrois Miklos Radnoti"Nombre de ses poèmes étaient des fragments d'amour destinés à l'épouse de Radnoti et, à l'université, Holly avait appris par coeur la traduction de presque tous ces poèmes, bien qu'elle ne se rappelât aujourd'hui que ces vers : Mais ton image demeure dans ce grand bousculement, au fond de moi lumineuse, et stable éternellement, tel l'ange qui fait silence devant le monde détruit, l'insecte qui fait le mort au creux de l'arbre pourri..." (page 225)

Vous passerez en compagnie de Laura Kasischke et de son "Esprit d'hiver" de délicieuses heures de plaisir livresque.

jeudi 15 janvier 2015

"84, Charing Cross Road" : la déclaration d'amour livresque d'Helene Hanff

Si vous vouez un amour vrai aux livres, "84, Charing Cross Road" ne peut pas vous laisser indifférent. C'est une véritable déclaration d'amour ! L'auteure, Helene Hanff qui vit à New-York adresse, en 1949, une première lettre à Frank Doel, libraire en livres rares, installée à Londres. Elle lui demande sans cesse de dégoter des éditions perdues, des traductions improbables ou même des ouvrages qu'elle pourrait trouver à deux pas de chez elle... Qu'importe ! Cette relation commerciale débutée ne s'arrêtera plus. Leur correspondance va perdurer jusqu'en 1969 et prendre peu a peu la forme d'une intimité intellectuelle.

Vingt années de correspondance ! Mais ça doit être indigeste et soporifique, direz-vous. Tout faut ! Ce livre pourrait, en effet, tourner au drame voire au carnage tant l'exercice est difficile sur la durée. Et puis, n'est pas Madame de Sévigné qui veut... Mais Helene Hanff a un talent unique d'épistolière... et ça change tout ! Alors, ces vingt années de lettres échangées passent comme une lettre à la Poste !

Ce n'est pas pour rien que "84, Charing Cross Road" est un livre culte ! Outre le charme désuet des années 50 et 60 qui transpire, c'est un fabuleux voyage dans la littérature anglaise. Une occasion unique de redécouvrir Izaak Walton, John Henry Newman, Samuel Pepys, John Donne, Jane Austen, Georges Bernard Shaw... Oui, vous avez raison, Helene est une lectrice exigeante !

Helene Hanff est passionnée et insatiable. A propos d'une édition originale de "L'Idée d'université" de Newman, elle écrit : "Oui, je la veux. Je ne pourrai plus me regarder dans une glace. Je ne me suis jamais intéressée aux éditions originales en tant que telles, mais une édition originale de CE livre-là ! Bon sang ! Je le vois déjà". (page 28)
Edition Livre de Poche n°15575


Elle taquine et houspille toujours l'ami-libraire. "Vous me donnez le tournis à m'expédier Leigh Hunt et la Vulgate comme ça, à la vitesse du son ! Vous ne vous êtes probablement pas rendu compte, mais ça fait à peine plus de deux ans que je vous les ai commandés. Si vous continuez à ce rythme-là vous allez attraper une crise cardiaque". (page 58)

Elle est d'une redoutable drôlerie.  "J'espère que vous et Nora avez passé de bonnes vacances. J'ai passé les miennes à Central Park, mon cher petit dentiste, Joey, m'avait accordé un mois de vacances (il était parti en voyage de noces - c'est moi qui ai financé le voyage de noces !). Vous ai-je raconté qu'au printemps dernier il m'a dit qu'il me fallait faire couronner toutes mes dents ou sinon les arracher toutes ? J'ai décidé de les faire couronner parce que j'ai pris l'habitude d'avoir des dents. Seulement ça coûte une somme astronomique. Elisabeth devra donc se passer de moi pour monter sur le trône. Pour les deux ou trois années à venir, les seules couronnes que je verrai seront celles de mes dents". (page 84)


Au fil du temps, va se nouer une amitié, non seulement avec Frank Doel, mais aussi avec tout le personnel de "Marks and Co, libraires". Suite aux nombreux colis de nourriture envoyés durant la période de rationnement, les libraires offriront à Helene un livre rare accompagné d'une dédicace. Celle-ci leur répondra, "J'aurais préféré que vous écriviez la dédicace sur la page de garde et pas sur un bristol par excès de politesse. Mais le libraire a parlé en vous tous : vous avez craint de faire perdre de sa valeur au livre. Cela lui en aurait fait gagner aux yeux de son actuelle propriétaire (et peut-être d'un propriétaire futur. J'adore les dédicaces sur les pages de garde et les notes dans les marges, j'aime ce sentiment de camaraderie qu'on éprouve à tourner les pages que quelqu'un d'autre a déjà tournées, à lire les passages sur lesquels quelqu'un, disparu depuis longtemps, attire mon attention. (page 47)

Helene projette à maintes reprises un voyage à Londres, sans cesse repoussé faute de moyens. La fille d'une amie visite la librairie lors d'un passage dans la capitale et lui en dresse la description :

"C'est la plus ravissante des vieilles boutiques, sortie tout droit de Dickens, tu en serais folle. Il y a des éventaires à l'extérieur, je me suis arrêtée et j'ai feuilleté quelques trucs juste pour avoir l'air d'un amateur de livre avant d'entrer. A l'intérieur, il fait sombre, on sent la boutique avant de la voir et c'est une bonne odeur mais pas facile à décrire - un mélange de renfermé, de poussière et de vieux, de boiseries et de parquet... Il y a des kilomètres de rayonnages. Du plancher au plafond. Ils sont très vieux et presque gris, comme du vieux chêne qui a absorbé tellement de poussière avec les années qu'il n'a plus sa couleur naturelle." (page  50)
Photo: National Library of Australia, Alec Bolton 1969


Petite Bibliothèque Payot n°510

Helene Hanff rêve de la Grande-Bretagne, "Ecrivez-moi je vous en prie, et parlez-moi de Londres, je rêve du jour où je descendrai du train-paquebot et où je poserai le pied sur ses trottoirs crasseux... Un journaliste que je connais, qui était en garnison à Londres pendant la guerre, dit que les touristes viennent en Angleterre avec des idées préconçues, si bien qu'ils trouvent exactement ce qu'ils sont venus chercher. Je lui ai dit que j'aimerais aller à la recherche de l'Angleterre de la littérature anglaise et il m'a répondu : "Elle y est bien". (page 24)

"Après toute une vie d'attente" et grâce au succès de la sortie de son livre en Angleterre, en juin 1971, Helene traverse (enfin) l'Atlantique ! Enchantée et émerveillée par ce pays auquel elle rêve depuis si longtemps, elle doit, devant le 84, Charing Cross Road, admettre douloureusement qu'elle a manqué pourtant le plus important de ses rendez-vous : l'ami-libraire Frank Doel est mort et la librairie Marks and Co. est fermée pour toujours...

Elle racontera son voyage dans "La duchesse de Bloomsbury Street".

J'attends le printemps et promis, je me mets aussi sérieusement au ménage...

"Je fais le ménage de mes livres chaque printemps et je jette ceux que je ne relirai jamais, comme je jette les vieux vêtements que je ne remettrai jamais. Ca choque tout le monde. Mes amis sont soigneux avec les livres. Ils lisent tous les best-sellers, ils les parcourent le plus vite possible, en en sautant beaucoup de passages, je crois. Et comme ils ne les relisent JAMAIS, un an après ils ne se rappellent plus un traître mot. Cependant ils sont profondément choqués de me voir jeter un livre à la corbeille ou le donner à quelqu'un." (page 83)

Helene Hanff est si attachante et extravagante tout en étant généreuse et attentive aux autres qu'il est difficile de se séparer d'elle. La longueur de ce billet en est la preuve...